PÂQUES ET DISCIPLINE

Fin mars intervint un événement qui, auparavant, m’aurait paru important : les cours pour lesquels j’avais tant lutté allaient arriver. L’abbesse les avait enfin commandés. Pensait-elle ainsi me faire changer d’avis ? Je lui ôtai immédiatement toute illusion, en lui disant que je désirais partir juste après les fêtes de Pâques. Je souhaitais célébrer la résurrection du Seigneur ici, afin de trouver la force et le courage de renaître à une vie différente, une fois partie.

Elle chercha encore à me retenir, essayant de me persuader que je ne pouvais pas partir… que ma place était ici… que les sœurs avaient trop besoin de ma présence, de ma jeunesse. Je la laissai aller au bout de ses arguments, puis, d’une manière définitive, je lui répétai que je partirais le premier vendredi après Pâques.

 

Les deux semaines qui suivirent cet entretien avec notre mère furent pour moi des semaines de tourment. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qu’elle m’avait prédit, et mon état de faiblesse physique m’empêchait de réagir et de raisonner sainement. Dieu me punirait-Il ? Quelle serait ma place dans le monde ? Quelles seraient mes relations avec Dieu ? Il m’arrivait d’avoir réellement peur ; je guettais les bruits et ne parvenais plus à dormir. L’impression de trahir l’amour que Dieu me portait me culpabilisait. Revenait alors la lancinante question : était-ce toute ma vocation qui était remise en cause, ou simplement ma vie dans ce couvent ? Irais-je tenter ailleurs cette expérience qui se soldait ici par un échec ? Ou bien m’étais-je trompée de vocation dès le début ? J’essayais de me calmer en disant la « prière de Jésus », mais l’angoisse reprenait vite le dessus. Je n’arrivais à m’endormir qu’à l’aube et me rendais épuisée au chœur pour les premiers offices. Pendant le moment d’oraison, je m’allongeais face contre le plancher et, bien souvent, je ne pouvais résister au sommeil.

Enfin, la semaine sainte arriva. Comme il était de rigueur, le monastère vécut au rythme du grand silence et des longs offices.

À part Marie, aucune sœur ne connaissait ma décision de partir, l’abbesse m’ayant interdit d’en parler à quiconque. Elle m’avait précisé qu’elle annoncerait elle-même et le plus tard possible ce qu’elle appelait ma désertion.

Le Jeudi saint, pendant la cérémonie du lavement des pieds, notre mère nous exhorta à rester fidèles à Dieu. J’y participai dans un état de tension extrême : la tête me tournait, j’avais sans cesse peur de défaillir. Comme chaque année, Marie-de-la-Providence voulut savoir à quelle heure était prévue la « cérémonie de la discipline ». Le regard de notre mère chercha le mien, puis elle baissa immédiatement les yeux et convoqua la sœur dans son bureau. Ainsi, la fameuse flagellation serait encore pratiquée cette année.

Une fois de plus, dès que nous nous retrouvâmes seules au noviciat, mère Anne tenta de m’expliquer cette pratique, qui devait être considérée comme « un acte d’amour », précisant que, si j’arrivais à l’admettre, j’aurais « tout » compris et n’aurais plus de raisons de partir. Alors pourquoi, dans le même élan, ne pas se crucifier ? Là, mère Anne réagit violemment, me priant de ne pas blasphémer. Moi, je ne voyais pas la différence : se faire souffrir, se tuer, cela ne participe-t-il pas d’un même désir de mort ? N’est-ce pas fondamentalement la même chose ? J’allai plus loin et les traitai de « sépulcres blanchis », de pharisiennes, ne vivant que par des gestes conventionnels, entourées d’objets inutiles qui pourraient faire le bonheur de vrais pauvres. Et j’énumérai les conserves qu’on laissait pourrir dans la dépense, le grenier encombré de matelas, de couvertures, de vêtements en bon état, etc. Mère Anne ne sut que me répondre, aussi cessai-je de parler. D’ailleurs, je n’avais plus envie de me battre.

 

Le Vendredi saint à cinq heures et demie, j’entendis la crécelle, puis à six heures la cloche du chœur. Je me levai en songeant à ce que celles que j’appelais toujours mes sœurs venaient d’accomplir pour participer aux souffrances de Jésus. Je passai la matinée à lire le récit de la Passion, mais souvent mon esprit s’égarait. Lorsque je vis mère Anne, je lui demandai si elle s’était administré le fouet. Oui, elle l’avait fait. J’avais mal à la tête et mes jambes me portaient à peine. Une fois de plus, Dominique oublia de me servir à midi. Il y avait cinq jours que je n’avais mangé que du pain. L’après-midi, je m’évanouis à la chapelle pendant le chemin de croix et me réveillai allongée sur le carrelage du couloir près de Marie-Véronique. J’insistai pour retourner au chœur et participer à la fin de l’office. Ensuite, mère Anne vint m’apporter au noviciat un bol de lait chaud que je bus avec un réel plaisir. Elle proposa de rester avec moi pour me lire des passages d’Évangile. Je me sentais si faible que je devais faire un effort pour suivre, et je l’arrêtai souvent, car même entendre lire me fatiguait. J’étais de plus en plus malheureuse, je savais que je ne pouvais rester, mais j’avais de plus en plus peur de retrouver la vie extérieure, le bruit, les gens aussi. Il faudrait retrouver du travail, expliquer mon échec à tous ceux qui n’avaient pas compris mon choix, trouver un autre mode de relation à Dieu.

 

Pendant la veillée pascale, je me sentis à peu près bien. Nous chantâmes la résurrection du Seigneur à tous les offices, tout au long du dimanche. J’en oubliai presque totalement ma souffrance. Mais lorsque Marie vint me rejoindre au jardin, nous savions toutes deux qu’il s’agissait de la dernière fois. Marie, en véritable amie, ne cherchait plus à me retenir : « Que la volonté de Dieu soit faite, petite sœur. » Le déjeuner étant bon et abondant, les sœurs, comme de bien entendu, « gloutonnèrent ». Pendant la récréation de l’après-midi, l’abbesse distribua, avec les lettres, des bonbons et des œufs à la liqueur. Aucune à part l’abbesse, mère Anne et Marie, ne soupçonnait mon départ.

Je consacrai le reste de l’après-midi à rédiger mon courrier : à mes parents pour les avertir de ma sortie, à une amie pour lui demander l’hébergement, à Cécile pour reprendre contact.

 

Le lundi fut occupé par les comptes des quêtes des paroisses. La recette étant importante, j’y passai la journée. J’accomplissais tout de façon automatique, sans plus me poser de questions, l’esprit vide.

Le mardi, notre mère m’appela au bureau. Là, elle tenta un dernier et dérisoire effort pour me retenir.

En effet, les cours que j’avais tellement désirés étaient arrivés. Elle les feuilleta devant moi, hésita et me les tendit en me faisant remarquer que, maintenant que j’allais pouvoir travailler comme je le voulais, je n’avais plus aucune raison de m’en aller. Elle n’avait donc rien compris. Et je n’allais plus rien expliquer. Je me contentai de la remercier en lui disant que je n’aurais que deux jours pour les consulter puisqu’il n’était pas question que je change d’avis.

J’évitai le jardin, où je risquais de rencontrer Marie. Je ne pouvais plus ni m’expliquer, ni me justifier, ni tout simplement discuter. Je restai avec mère Anne au noviciat. Je savais qu’elle ne m’obligerait pas à parler. Elle tricotait pendant que je reproduisais des icônes. Parfois, timidement, elle tentait : « Nous n’avons donc plus rien à nous dire ? » Je répondais non par un signe de tête et nous pleurions ensemble.

A l'ombre de Claire
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